REPENSER LE TDL : ET SI CE N’ÉTAIT PAS QU’UN TROUBLE DU LANGAGE ?
Blogue rédigé par le Dr Dave Ellemberg, neuropsychologue
Et si le trouble développemental du langage (TDL) n’était pas qu’un problème de mots ?
De plus en plus de recherches montrent qu’il s’agit d’un phénomène beaucoup plus vaste, qui touche aussi les fonctions exécutives (p.ex., mémoire de travail, flexibilité, planification, attention), la motricité et la régulation émotionnelle. En s’appuyant sur les découvertes récentes en neurosciences, cet article explore l’idée que le TDL pourrait être compris comme un trouble développemental des réseaux fronto-sous-corticaux intégrant le langage, la motricité et la cognition.
Derrière les mots, tout un réseau cérébral
Lorsqu’on parle du trouble développemental du langage (TDL), on imagine souvent des enfants qui ont du mal à trouver leurs mots, à construire leurs phrases ou à comprendre ce qu’on leur dit. Mais la science avance, et ce qu’on découvre aujourd’hui remet en cause cette vision restreinte. Et si le TDL n’était pas qu’un trouble du langage, mais le signe d’un déséquilibre plus global dans les réseaux cérébraux qui coordonnent le langage, la motricité et la pensée ?
D’un trouble « spécifique » à un trouble systémique
Pendant longtemps, on a parlé de trouble spécifique du langage (Specific Language Impairment). On croyait que seul le langage était touché, que le reste du développement cognitif était intact. Or, plusieurs études ont depuis montré que cette idée était trop étroite.
Dès le tournant des années 2000, la chercheuse Eleanor Hill (2001) publiait un article phare intitulé The non-specific nature of specific language impairment, démontrant que les personnes avec un TDL présentent souvent des difficultés motrices : coordination, équilibre, précision des gestes. Ces difficultés ne sont pas accessoires ; elles reflètent un trouble plus diffus du développement cérébral, touchant plusieurs systèmes à la fois.
Peu après, la neuropsychologue Dorothy Bishop (2002) montrait que certaines anomalies génétiques pouvaient affecter simultanément le développement du langage, du contrôle moteur et des fonctions exécutives (planification, mémoire de travail, inhibition). Autrement dit, les mêmes réseaux neuronaux, notamment ceux reliant les régions frontales aux structures sous-corticales, semblent impliqués dans le langage comme dans l’action.
Cette idée a profondément transformé la compréhension du TDL : on ne parle plus d’un trouble spécifique, mais d’un trouble intégré, qui engage de multiples dimensions du fonctionnement cérébral.
Le cerveau procédural : une piste clé
La théorie du déficit procédural, proposée par Ullman et Pierpont (2005), demeure l’une des hypothèses les plus influentes pour expliquer la complexité du TDL. Selon ce modèle, le trouble découlerait d’une inefficience des circuits fronto-striataux et cérébelleux responsables de la mémoire procédurale — ce système qui permet d’apprendre et d’automatiser des séquences sans y penser : parler, marcher, écrire, jouer d’un instrument, ou conjuguer un verbe.
Lorsque ces réseaux fonctionnent moins bien, les apprentissages séquentiels — qu’ils soient linguistiques (comme la grammaire) ou moteurs (comme la coordination) — deviennent plus coûteux, plus lents, ou moins stables.
Depuis 20 ans, plusieurs études ont appuyé cette idée en montrant que les personnes avec un TDL ont souvent des difficultés dans l’apprentissage implicite et séquentiel (Gerken et al., 2021 ; Lukács et al., 2021 ; Kapa et al., 2024). Des travaux d’imagerie cérébrale confirment également la participation du cervelet, des ganglions de la base et des régions frontales à la fois dans le langage, la motricité et les fonctions exécutives (Lee et al., 2020 ; Evans et al., 2022).
Des fonctions exécutives fragiles
Les données s’accumulent : les fonctions exécutives sont souvent moins efficaces chez les personnes avec un TDL. Une étude menée par Henry et coll. (2012) a révélé que ces personnes obtiennent des performances plus faibles dans la mémoire de travail, la flexibilité et l’inhibition, même quand on contrôle leur niveau de langage. Une méta-analyse récente (Niu et al., 2024) confirme ces résultats : les différences touchent autant les tâches verbales que non verbales, soulignant un profil exécutif distinct lié aux circuits frontaux et sous-corticaux.
De façon encore plus frappante, une étude de Stanford et Delage (2020) a montré que les enfants avec un TDL présentent des difficultés exécutives et d’attention plus marquées que ceux ayant un TDAH.
Motricité : un signal souvent négligé
Les études montrent que les personnes avec un TDL présentent fréquemment des difficultés motrices fines et globales (Hill, 2001 ; Flapper & Schoemaker, 2013 ; Sanjeevan et al., 2015). Certaines peinent à attraper un ballon, d’autres à écrire ou à exécuter des gestes complexes. Ces troubles rappellent ceux du trouble développemental de la coordination (TDC), et concernent jusqu’à la moitié des personnes avec un TDL (Finlay & McPhillips, 2013). Leur origine serait la même : une inefficacité des réseaux fronto-sous-corticaux qui orchestrent à la fois le mouvement, la planification et la parole.
Émotions, attention et autorégulation
Les personnes avec un TDL présentent aussi souvent des difficultés à gérer leurs émotions ou leur attention. Une étude de Conti-Ramsden et al. (2023) montre qu’elles présentent davantage de symptômes d’anxiété, d’impulsivité ou de rigidité émotionnelle. Ces vulnérabilités traduisent un déséquilibre des circuits fronto-limbiques, les mêmes qui régulent les comportements et les émotions.
Le langage : un miroir des réseaux cérébraux
Les recherches en neuroimagerie confirment cette vision. Des études récentes ont montré des anomalies structurelles dans le gyrus frontal inférieur et l’insula (Lee et al., 2020). Ces zones sont connectées aux ganglions de la base et au cervelet — les mêmes réseaux impliqués dans la motricité et la cognition. D’autres travaux (Everaert et al., 2023 ; Janssen et al., 2024) ont même démontré que les tâches non verbales sollicitant la planification ou la mémoire de travail activent les mêmes circuits fragilisés que ceux du langage.
Repenser le diagnostic : un trouble développemental des réseaux fronto-sous-corticaux intégrant le langage, la motricité et la cognition
Au vu de ces données, plusieurs cliniciens et chercheurs reconnaissent aujourd’hui que le TDL dépasse le cadre strict du langage et implique des circuits cérébraux fronto-sous-corticaux plus larges, responsables de la planification, de la coordination et du contrôle cognitif (Ullman & Pierpont, 2005 ; Hill, 2001 ; Henry et al., 2012 ; Lee et al., 2020 ; Niu et al., 2024).
Dans cette optique, on peut concevoir le TDL comme un trouble développemental des réseaux fronto-sous-corticaux intégrant le langage, la motricité et la cognition — une formulation qui traduit plus fidèlement la complexité neurodéveloppementale mise en évidence par la recherche contemporaine.
Ces réseaux, qui relient les lobes frontaux aux structures sous-corticales (ganglions de la base, thalamus, cervelet), sont essentiels à la planification, l’automatisation et la régulation des actions, qu’elles soient verbales, motrices ou émotionnelles. Le langage devient ainsi la manifestation la plus visible d’un déséquilibre neurodéveloppemental plus large, parce qu’il sollicite simultanément la mémoire, la planification, la motricité fine et la régulation attentionnelle.
Un changement de regard
Adopter cette vision intégrée change profondément le regard qu’on porte sur les personnes avec un TDL.
Plutôt que de penser en termes de « trouble du langage » isolé, on reconnaît un profil neurodéveloppemental complexe, où le langage, la motricité et la cognition s’influencent mutuellement.
Cela invite aussi à repenser l’intervention :
- L’orthophonie reste essentielle, mais doit être accompagnée d’un travail sur les fonctions exécutives (p.ex., mémoire de travail, inhibition, flexibilité), la planification et la programmation motrice et la régulation émotionnelle.
- L’approche interdisciplinaire — orthophonistes, neuropsychologues, ergothérapeutes, psychologues — devient indispensable.
En somme, comprendre le TDL comme un trouble développemental des réseaux fronto-sous-corticaux intégrant le langage, la motricité et la cognition, c’est replacer le langage dans le grand réseau du cerveau humain. C’est aussi redonner du sens et de la cohérence aux efforts d’enfants, d’adolescents et d’adultes qui, loin d’avoir « seulement un problème de langage », déploient chaque jour des stratégies d’adaptation complexes pour composer avec un fonctionnement cérébral différent.
Bio Dr Dave Ellemberg :
Dr Dave Ellemberg, Professeur titulaire et chercheur à l’Université de Montréal, Neuropsychologue clinicien, fondateur de la CENTAM (Clinique d’Évaluation Neuropsychologique et des Troubles d’Apprentissage de Montréal) et membre du conseil d’administration de l’association québécoise des troubles d’apprentissages de 2004 à 2010. Dr Ellemberg a plus de quatre-vingts publications scientifiques à son actif et il a donné plus de deux cents conférences en Amérique, Europe et Asie présentant les résultats de ses recherches sur le développement du cerveau humain. Il est récipiendaire de nombreux prix incluant le certificat d’excellence de la Société Canadienne de Psychologie, du prix Cerveau en Tête des Instituts de Recherche en Santé du Canada et du prix E. A. Baker du Conseil Canadien de Recherche Médicale.
Références
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